Dimanche soir

20 octobre 2014

À la lumière d’un lampadaire jaune sépia, ils se croisent sur le trottoir d’une ville endormie. Tous les deux encombrés de sacs.

Il la regarde,
elle lui sourit.

Puis il vient vers elle et l’interpelle :

  • Pourriez-vous m’aider, s’il vous plaît ? Je dois me rendre à…
  • … Oui, répond-elle surprise.
  • Vous connaissez le quartier ?
  • Non, mais j’ai le GPS sur mon téléphone.
  • Je dois aller à la rue des Ti…

Comme il s’encouble avec les syllabes, il lui tend le papier sur lequel est inscrite l’adresse.

  • À la rue des Tilleuls 22, complète-t-elle le plus sérieusement du monde.
  • Rue des Till… Till… Tillll…., essaie-t-il sans parvenir à prononcer ce capricieux « eu » de la langue française

Il la regarde encore,
et rit ;
elle ne lui répond pas.

Elle ne lui répond pas parce qu’il la trouble. Elle s’accroche à son téléphone et s’empresse d’y entrer le nom de la rue. Les yeux rivés sur l’écran, elle analyse le plan. Il s’approche d’elle, et leurs avant-bras, par accident, se frôlent.
Dans la fulgurance de l’instant, elle frissonne.

Elle le renseigne, il lui sourit en italien. La remercie, là, tout près. Tout tout près. De sa main droite, si douce, si tendre, si masculine, si… , il lui saisit une joue et de ses lèvres si douces, si tendres, si masculines, si… , lui embrasse l’autre joue.
Et s’en va.

Elle frissonne encore… presqu’en italien.

Un bonbon

18 février 2014

Ruben, mon petit voisin de sept ans, a la fâcheuse tendance à me tendre les pires embûches, à commencer par les pétards sur ma terrasse et les boules de neige en pleine figure quand je sors de ma voiture.

Il a aujourd’hui la pupille malicieuse.

– Dis, tu veux des bonbons au coca? me demande-t-il en dessinant des huit sur le bitume avec ses baskets à roulettes.
– Je… C’est une farce ? T’as rempli ton paquet de neige ?
– Non, non, on les a achetés au kiosque. C’est super bon. Tiens !

Et dans ma paume des sucreries en nombre. Roses et difformes. Que j’avale avec un plaisir aussi fou qu’improbable. Nos mâchoires empâtées et gourmandes s’orchestrent. Sourient. Sur le parking, devant la maison, un vrai moment de bonheur.

Ça sent le printemps…

… Le printemps où les filles oublient de craindre les garçons.

 

Pied de nez

8 décembre 2013

L’heure de partir. Déjà.

Le temps a ce quelque chose de capricieux et d’insolent : il donne l’illusion de filer à une allure inversement proportionnelle à l’intérêt qu’on lui porte.

Les chaises s’éloignent de la table et font grincer le parquet. Sur la nappe tachée, des petites cuillères et des tasses à café éparpillées, un cendrier bondé, des cadavres de bière. Les couples invités enfilent leur veste, secouent leur poignet et regardent leur montre, enroulent leur écharpe à leur cou, entrechoquent leurs joues en distribuant des bonne-fin-de-soirée-à-bientôt-c’était-sympa.

Ce mouvement de départ et ce brouhaha, à eux deux, leur font perdre en vigilance. Ils se retrouvent tout à coup côté à côte, contraints à cet échange de bises qu’impose la bienséance, si absurde soit-il. Et entre deux bises, par accident, leurs nez se frôlent. Douce collision. D’à peine une seconde.

Bête et brève et insolente seconde puisque rien ne dure jamais plus qu’un bref instant.

La professionnelle

3 septembre 2013

Désirs qui frémissent et glissent sur l’eau calme du lac.

Mains fébriles.
Délicates, innocentes.
Qui crépitent sur la peau des corps allongés, fondus dans la nuit.
Qui effleurent, caressent.

« On voit que t’es une professionnelle, toi ! », murmure le garçon.

La fille stupéfaite gênée outrée inquiète se redresse sur son fessier, panique, interroge : « Tu penses que… que je… je… Euh, je crois qu’on s’est mal compris. Tu insinues que je suis une… une professionnelle ? Une… prostituée, donc ? »

« Mais non ! On voit que t’es une professionnelle, que tu travailles dans le monde médical, avec des gens, que t’as l’habitude du contact. Parce que tu as le geste tendre. », répond le garçon.

Des bouches rient aux éclats,
hésitent.
Se mangent.

 

 

Elle déteste

27 décembre 2012

Elle déteste
Ses cheveux gominés
Son marcel blanc
Ses pectoraux saillants
Son jean moulant
Sa banane MTV
Son quatre/quatre
Ses vitres teintées
Sa fausse Rolex
Et sa bague au pouce.

Elle déteste tout ça
Pourtant elle danse avec lui.
Et elle déteste aimer danser avec lui.
Mais c’est plus fort qu’elle,
Elle ne peut s’en empêcher :
Elle aime danser,
Et danser
Avec lui.

Deux amoureuses

21 novembre 2012

–          C’était bien tes vacances ? Me demande Damien (5 ans), la tête plongée dans son dessin.
–          Sympa. Jolie Semaine. Merci. Et toi, tu as passé de belles vacances ?
–          Oh moi, j’en ai pas eu.
–          …
–          J’ai dû travailler à ma ferme.
–          …
–          Bon, en vrai, j’ai quand même eu un jour de vacances : je suis allé à l’école.
–          …
–          Et tu sais quoi, mon amoureuse, Mélisande, est venue à la maison.
–          Génial. Sur le jour de congé ou sur celui de travail ?
–          De travail.
–          Et tu l’as fait travailler ?
–          C’est pas moi qui lui ai demandé, c’est elle qui voulait.
–          Et vous avez travaillé à quoi ?
–          A cache-cache, au foot et au gravier.
–          Pourquoi t’es amoureux de Mélisande ?
–          Parce que je l’aime bien.
–          Ça fait longtemps ?
–          Non.
–          Combien de temps ?
–          Cinq jours.
–          …
–          Tu sais, avant j’en avais deux, d’amoureuses. J’aimais aussi Alissa.
–          …
–          Elle avait un trampoline.
–          Pourquoi c’est fini ?
–          Un jour, elle m’a dit qu’elle n’était pas amoureuse alors j’ai trouvé une vraie amoureuse.
–          …
–          Bon, je vais quand même lui faire un coucou de temps en temps.
–          Pour elle ou pour le trampoline ?
–          Pour elle, pour qu’elle me voie encore.

Un mimi

3 octobre 2012

Deux ânes. Dans un parc. Qui courent vers moi à chaque fois que je viens ici, au bord du lac, pour voler les dernières chaleurs d’automne et pour nager. Quand je sors de ma voiture, ils braient. Je leur réponds, leur parle. Les caresse. Leur tape sur le flanc d’où s’envole en poussière de la terre séchée. Puis je leur donne, paume tendue, du pain sec.

Aujourd’hui, un petit vieux approche en même temps qu’eux. Un petit vieux, avec un gros ventre et une canne. Il a envie de discuter. Il me vouvoie, me questionne. Me sourit. Essaie de me charmer et prend congé.

Je descends sur la berge et me baigne dans l’eau fraîche d’octobre. Tout doucement. Petit à petit. Un pas après l’autre. Dans une respiration lente et concentrée. Et je ressors, la peau rougie et les doigts blancs, en perte de sensibilité. Afin de ne pas prendre froid, j’enlève mon maillot, m’enroule dans ma serviette de bain et m’assois, méditative face au soleil qui reflète en haie d’honneur sur l’eau noire du lac.

Mais tout à coup, dans le calme de cette nature en sieste, j’entends des arbustes craquer. Je les vois bouger. Le petit vieux raboule. Du haut de l’échelle bancale et pentue qui sépare la berge de la plage, il me dit : « Viens me donner un mimi, petite ! Viens. Pour moi, c’est dangereux de descendre. On n’a plus l’âge, on n’a plus l’âge… Je pourrai aussi t’aider à te rhabiller si tu veux. ».

En me demandant ce qui a déclenché ce soudain tutoiement, plus coquin qu’amical, je l’invite à disposer et lui précise, dans un rire communicatif et salvateur, que je me débrouillerai très bien toute seule.

En quinconce

20 août 2012

Il l’a basculée à terre. Il a relevé sa jupe à volants et ôté sa petite culotte. Puis il est entré en elle. Doux et décidé dans ce besoin impératif et partagé de connaître, au sens biblique du terme. Un acte tout à fait banal en somme. Banal à l’exception de ce détail : ses doigts en quinconce entre les siens qui serrent,
dans une violence tendre,
l’instant présent.

Ce soir-là, et c’est peut-être le seul, il était amoureux. La femme sent ces choses. Si elle est anxieuse la majeure partie du temps, il est des moments de grâce où le doute n’est pas permis, où elle sait que l’homme est à sa merci.

Ce soir-là,
elle se sentait aimée,
c’était largement suffisant.

Tatouage

10 juillet 2012

Remi a quatre ans et demi. Le genre de petit gars qui, à la première séance, se cache dans les jupons de sa mère. Qui refuse de me regarder. De me parler. De me répondre. Qui boude et qui fronce du sourcil.

Le genre de petit gars qui, les semaines suivantes, quitte sa mère sans lui dire au revoir. Qui crise à l’heure où elle vient le rechercher. Qui, chaque matin, demande « C’est jeudi aujourd’hui ? ». Qui, tous les jeudis justement, tient à s’habiller tout seul, de la tête aux pieds, avec des habits que je n’ai surtout jamais vus.

Aujourd’hui, il est pressé d’enlever sa veste pour me montrer son nouveau pull : « Regarde, là, c’est une tête de mort et là, une voiture de course. Je l’ai choisi pour toi, ce pull ». Puis il retrousse sa manche. Sur son bras, un tatouage : « T’as vu, c’est un serpent. Ça aussi c’est pour toi. ».

Les filles ne mesurent peut-être pas toujours ce que les garçons font pour elles, non ?

Soirée théâtre

21 octobre 2011

Maquillée, pomponnée, parfumée depuis bientôt une demi-heure, elle attend son mari sur le pas de la porte.

Lui,
devant le miroir,
imperturbable,
s’arrache les poils du nez.
Un à un.
Sans précipitation.

Un sourire forcé et insistant, faussement patient, le supplie de s’activer.

Toute son impatience se referme sur le trousseau de clefs qui lui colle dans la main. Surtout ne pas le brusquer, ne pas l’énerver. Ne formuler aucun reproche. Ni sur son éternel retard. Ni sur son accoutrement plutôt dépareillé. Ce soir, elle ne lui en tiendra pas rigueur puisqu’il fait, pour une fois, l’effort de l’accompagner. Certes, il ne manifeste aucune espèce de réjouissance et d’intérêt à voir la pièce. Mais il vient. Avec elle. Elle espère qu’il aura du plaisir. Ou tout moins qu’il ne s’endormira pas.

Son poing se resserre davantage, les clefs lui blessent la paume. Et son sourire continue à mentir.